Apparente précarité du vivant (Jean-Pierre Luminet)

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L’apparente précarité du vivant

L’astrophysicien britannique Martin Rees a considéré que, dans un univers aux lois physiques arbitraires, les conditions pour que la vie apparaisse étaient extrêmement improbables, car elles exigent un réglage extrêmement fin entre les valeurs de six constantes universelles et les conditions d’ émergence de structures complexes comme celles du vivant. Selon lui, ces six nombres sont :

le nombre de dimensions de l’espace ; dès 1917, Paul Ehrenfest avait fait valoir que la vie – telle que nous la connaissons en tout cas – ne pouvait exister que dans un espace-temps quadridimensionnel, sans quoi les systèmes atomiques et planétaires seraient instables ;

le rapport entre les intensités de l’interaction gravitationnelle et de l’interaction électromagnétique, dont dépend la formation des étoiles ;

la fraction de l’énergie de masse des noyaux atomiques qui est libérée dans les réactions nucléaires, et permet aux étoiles de fabriquer les atomes lourds par fusion ;

les valeurs de la constante cosmologique et de la densité totale de matière-énergie dans l’Univers, qui régulent le rythme d’expansion cosmique ;

la fraction de la masse-énergie d’un amas de galaxies requise pour le disperser gravitationnellement, dont dépend la distribution à grande échelle des structures astronomiques.

Selon Rees, tout écart, même infime, aux valeurs que ces constantes universelles possèdent dans notre Univers empêcherait l’émergence du vivant. Même si l’on peut discuter ce choix spécifique de six constantes fondamentales pour contraindre l’apparition de la vie, il n’en reste pas moins que toute variation notoire d’un certain nombre de constantes de la physique (comme le doublement de la masse du proton) lui serait défavorable, et Rees avait largement été précédé dans cette voie par des chercheurs comme Robert Dicke, Brandon Carter ou John Barrow. Ces derniers ont développé le concept de « principe anthropique cosmologique », en vertu duquel la vie ne peut apparaître que dans un univers dont les lois physiques sont très proches de celles qui règnent dans le nôtre. Comme ces lois sont fondées sur des constantes universelles invariables au cours du temps, cela implique que seul un ensemble extrêmement restreint de conditions initiales est favorable au développement de la complexité. Il s’agit là d’un paradoxe, du moins en apparence, dit du « réglage fin » des paramètres cosmologiques.

Une première justification possible est celle du « dessein intelligent », en l’occurrence la thèse d’un Esprit Créateur qui aurait judicieusement et très précisément sélectionné au sein d’un ensemble infini de valeurs initiales possibles celles qui permettent notre existence. Bien que fondé sur des constatations de nature physique, le raisonnement consistant à déduire l’existence d’un dieu créateur du réglage fin des paramètres cosmiques n’est en aucune manière une explication scientifique (ce n’est même pas de la bonne théologie). Très généralement, l’histoire des sciences démontre que l’avancée des connaissances met systématiquement à bas tous les types de raisonnements à caractère finaliste – le cas le plus probant étant celui de la théorie de la sélection naturelle, selon laquelle les constructions complexes observées dans les plantes et les animaux sont le fruit de mutations au hasard et relèvent d’un « bricolage » réussi, plutôt que d’une invention ou d’un dessein programmés. La théorie de Charles Darwin a notamment démonté « l’argument de la montre » proposé en 1802 par le révérend anglais William Paley, selon lequel les montres, tout comme les plantes et les animaux, démontraient par leur construction complexe un dessein conçu par une intelligence supérieure.

Les chercheurs en physique fondamentale ont donc proposé une autre explication au réglage fin, selon laquelle notre Univers si particulier ne serait qu’une réalisation aléatoire au sein d’un ensemble très grand, voire infini, d’univers « parallèles » réunissant toutes les variations possibles des constantes de la nature : un multivers. Dès lors, nous nous trouverions dans cet univers qui nous semble si particulier uniquement parce que c’est le seul rassemblant les conditions de notre existence. Il s’agit là d’un raisonnement non plus théologique mais scientifique, même s’il se fonde sur des théories de physique fondamentale encore en développement et nullement testées expérimentalement. La résolution du paradoxe y repose sur un effet de sélection de type « anthropique faible », où les prétendues coïncidences se dissolvent dans la banalité d’un multivers.

Fort de cet apparent succès épistémologique, le concept de multivers a donc gagné en popularité, comme en témoignent les nombreux ouvrages de vulgarisation écrits par des chercheurs réputés qui l’ont promu ( Michio Kaku, Alexander Vilenkin, Stephen Hawking ou encore Brian Greene), au point de faire quelques ravages philosophiques dans certains cercles de pensée peu formés à la discipline normalement rigoureuse de la physique théorique.

Or, même s’il semble apte à résoudre le paradoxe du réglage fin, l’argument anthropique faible ne prouve nullement l’existence réelle d’un multivers. Ce n’est pas parce que notre Univers est finement réglé qu’il doit nécessairement faire partie d’un ensemble d’autres univers. Il se pourrait que des principes physiques encore ignorés augmentent considérablement la probabilité que l’Univers soit unique, tout en possédant les propriétés à première vue improbables que nous observons – un peu comme dans un jeu de dés truqué où toutes les faces marqueraient six.

C’est la raison pour laquelle nombre de chercheurs se sont mis en quête d’une Théorie du Tout réellement fondamentale, dont les lois prouveraient qu’un univers tel que le nôtre est unique car inéluctable… Cela constituerait sans doute la réponse la plus économique et la plus élégante à la célèbre question posée par Albert Einstein : « Dieu a-t-il eu le choix quand il a créé l’Univers ? »

Comme nous l’avons vu cependant, une Théorie du Tout est actuellement hors de notre portée, et pourrait le rester encore longtemps, voire ne pas exister ailleurs que dans le rêve des physiciens en quête d’ unification. On peut y croire et espérer y parvenir un jour, mais en attendant, faute de mieux, on est en droit de prendre au sérieux le nombre croissant de chercheurs qui considèrent que le multivers explique mieux le problème du réglage fin qu’une hypothétique Théorie du Tout.